Tribune publiée dans le supplément économique du Monde (19 Février 2013)
Par Virgile Chassagnon, directeur de la recherche et maître de conférences en économie, ESDES Ecole de Management – Université Catholique de Lyon, ESDES Recherche et IFGE & Xavier Hollandts, enseignant-chercheur, FBS Clermont Clermont, CRCGM – Chaire Alter-Gouvernance et IFGE
L’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 11 janvier dernier est incontestablement novateur au sens où syndicats et patronat semblent avoir jeté ensemble les bases d’un modèle français de flexicurité répondant à une logique de compétitivité économique.
Pour autant, une disposition de cet accord est reléguée au second plan par les journalistes et les commentateurs alors même qu’elle représente une avancée sans précédent pour les entreprises. Pour la première fois dans l’histoire des relations professionnelles, syndicats et patronat sont tombés d’accord pour partager le pouvoir dans la gouvernance des entreprises. L’article 13 de l’ANI précise ainsi : « afin de favoriser la prise en compte du point de vue des salariés sur la stratégie de l’entreprise, leur participation avec voix délibérative à l’organe de l’entreprise qui définit cette stratégie doit être assurée dans les entreprises dont les effectifs totaux, appréciés à l’échelle mondiale, sont au moins égaux à 10 000 salariés ou à 5 000 appréciés à l’échelle de la France ». Cet article reprend de manière édulcorée la seconde proposition du rapport Gallois qui dessinait les contours d’une véritable cogestion à la française, en proposant d’instaurer dans les grandes entreprises une représentation salariale significative (quatre administrateurs représentant les salariés, sans dépasser le tiers du conseil d’administration ou de surveillance). Ainsi la gouvernance des entreprises ne se résume plus aux concours des apporteurs en capital (actionnaires) et de leurs dirigeants.
Cet accord marque une véritable rupture dans l’environnement institutionnel des firmes car c’est la première fois que patronat et syndicats acceptent conjointement d’ouvrir les conseils d’administration et de surveillance aux salariés. Le patronat accepte officiellement d’en finir avec sa domination hégémonique au sein des conseils d’administration français, tandis que les syndicats acceptent de s’impliquer dans la gouvernance et la stratégie alors qu’ils s’y refusaient jusqu’à présent afin – sans doute – de ne pas afficher une certaine forme de connivence avec les dirigeants (rappelons tout de même que plusieurs syndicats n’approuvent pas l’accord du 11 janvier 2013 et n’hésitent pas à parler de « reculs sociaux »). Les entreprises françaises pourront donc désormais faire l’expérience de la gouvernance à l’allemande (le célèbre modèle de la codétermination) qui implique de manière efficace, depuis une cinquantaine d’années, les salariés dans la gouvernance de leur entreprise. D’un point de vue plus théorique, d’aucuns penseront que cet accord dépeint aussi la volonté tant du patronat que des syndicats de reconnaître le pouvoir croissant des apporteurs en capital humain dans nos économies de marché moderne fondées sur la connaissance et l’innovation technologique. Derechef, quoi de plus normal que de faire participer les salariés qui constituent la principale force productive et créatrice dans nos entreprises à la gouvernance ?
Force est de constater pourtant qu’en dépit du volontarisme qui caractérise son modèle social, la France s’est toujours montrée frileuse sur cette question de la participation des employés à la gouvernance de l’entreprise. Dans notre volonté constante de nous comparer au voisin allemand, en termes de compétitivité ou de coût du travail, nous avions en effet oublié un élément essentiel de la performance de ses entreprises : les salariés sont obligatoirement représentés dans les organes de gouvernance et participent de manière équilibrée à la définition et à la construction de la stratégie et du développement des entreprises concernées. Alors même qu’au niveau académique plusieurs études ont montré l’efficacité du modèle de gouvernance allemand ou plus récemment l’impact positif des représentants des actionnaires salariés sur la création de valeur des firmes (voir Ginglinger, Megginson et Waxin, « Employee Ownership, Board Representation, and Corporate Financial Policies », Journal of Corporate Finance, 2011/17), la France s’est montrée timide sur le sujet et a étonnement tardé à agir. C’est pourquoi cet accord constitue en soi un réel progrès en matière de gouvernance.
Bien entendu beaucoup reste à faire en termes de participation des employés à la gouvernance des entreprises françaises (ne serait-ce que pour revenir au niveau de ce que proposent certains voisins européens) et l’on ne saurait oublier que si cette disposition est effectivement transposée elle ne concernera que les conseils d’administration des grandes entreprises d’une part, et que de nombreuses questions demeurent pour le moment en suspens d’autre part : mode de désignation des administrateurs salariés, formation des salariés à cette fonction, nature des relations avec leurs syndicats, nombre optimal de représentants, type de participation aux comités, etc. Quoi qu’il en soit, cet accord semble préfigurer une évolution attendue et légitime de la gouvernance des entreprises françaises qui saura mieux réguler les relations entre patronat et syndicats et qui saura mieux retranscrire dans les conseils d’administration le besoin d’un rééquilibrage du pouvoir entre le capital et le travail, et ce à des fins de compétitivité et de cohésion sociétale. C’est finalement vers un nouveau type de gouvernance plus participative et plus à même de valoriser le processus de création collective que cet accord pourrait nous amener.